- Raison et foi: les Sentences
- Raison et foi: les SentencesBien que d’esprit différent de la pensée de saint Anselme, la philosophie des Chartrains comme l’érigénisme pur n’ont d’autres motifs de développement que de penser la foi : la nécessité, nécessité pratique encore plus que théorique, de formuler, de propager, de transmettre la foi chrétienne est bien la cause pour laquelle il y a au XIe et au XIIe siècle une philosophie. Jamais, sans ce puissant motif, l’esprit occidental ne serait sans doute revenu à la philosophie ; jamais l’idée d’une spéculation autonome, d’une recherche de la vérité pour elle-même n’aurait pu naître. Lorsque l’on songe à la recherche de la vérité, l’on entend vérité dans le sens augustinien, dans le sens de la Vérité qui est le Dieu suprême qui nous a créés et qui nous sauve. En ce sens, la philosophie a sa place marquée dans l’idéal d’une culture chrétienne ; elle se coordonne à l’ensemble des activités multiples, religieuses, mystiques et politiques qui constituent la chrétienté. Seulement cette coordination ne va pas sans peine ; la philosophie, à mesure qu’elle se développe, a ses exigences propres ; à l’universalité de la foi chrétienne, qui naît et se développe en des conditions historiques définies, s’oppose l’universalité rationnelle de la philosophie, indépendante de toute foi : opposition peu consciente et certainement non voulue, puisque tous sont d’accord pour assigner à la philosophie la tâche que nous avons dite, penser la foi, opposition bien réelle pourtant, puisque les écarts des philosophes sont sans cesse surveillés et réprimés par ceux qui ont plus spécialement la charge de maintenir l’unité de la chrétienté, comme saint Bernard ; sans cesse, on se demande si la philosophie n’est pas, plutôt qu’un soutien, l’invention d’un orgueil diabolique : il semble pourtant impossible de s’en passer, et toujours l’on cherche un équilibre nouveau, presque toujours aussitôt rompu. Le problème qu’a voulu résoudre le Moyen Age est peut-être insoluble, peut-être même absurde : mais il est vivant et passionnant, et, seul, il a produit cette tension d’esprit qui a forcé l’Occident chrétien à continuer la grande œuvre de la civilisation grecque.Le problème se complique, si l’on songe que, à l’époque à laquelle nous arrivons, la foi s’énonce en une foule d’autorités diverses, souvent contradictoires, au moins en apparence, et que peu d’hommes peuvent dominer ; et ce qui est vrai de la foi doit se dire aussi de la discipline et des règles des mœurs : au milieu de tant de textes de l’Écriture et des Pères, de décisions conciliaires, de canons, de décrets des papes, il est difficile de s’y reconnaître ; il est de plus en plus urgent qu’il y ait des spécialistes pour organiser et classer tant de matériaux divers et en dégager l’unité. Ces spécialistes, ce sont les « Sententiaires » du XIIe siècle, dont Mgr Grabmann a retracé l’histoire. Leur travail, qui n’était fait que pour dégager explicitement la foi, mettait pourtant en jeu la raison pour déterminer la valeur des matériaux et même utilisait parfois la philosophie pour ajouter, à l’autorité, des preuves rationnelles. Mgr Grabmann signale, à cet égard, de grandes différences entre les auteurs. Il y a ceux qui, créateurs véritables de la méthode du Sic et Non, dont on voyait autrefois l’origine chez Abélard, rangent face à face les autorités contradictoires sur chaque question ; tel Bernold de Constance, qui indique en même temps les règles à suivre pour résoudre ces contradictions : comparaison plus attentive des textes, détermination du sens d’après les circonstances de lieu et de temps où ils ont été écrits, etc. : excellentes règles philologiques, qui accoutument l’esprit à des recherches positives, bien différentes de ces commentaires allégoriques que l’on employait quand la lettre d’un texte était gênante. Il y a ceux qui cherchent un exposé systématique de la foi : et c’est bien là ce qui plus tard portera le nom de Sentences : tel est le Decretum d’Yves de Chartres, mort en 1116 ; le Decretum, en dix-sept livres, étudie la foi et les mœurs ; le premier, le deuxième et le dix-septième exposent la foi en se fondant sur une collection de citations des Pères. De même, dans leurs Sentences inédites, Garnier et Alger de Liège traitent successivement, avec la même méthode, des dogmes de la création et de la chute, des lois et de la chute des empires, de l’institution du christianisme, du droit canonique et de la mystique. Une forme d’exposé de plus en plus fréquente, et où Mgr Grabmann voit la source de ce qu’il appelle la méthode scolastique, c’est d’énoncer, sur chaque point litigieux, les raisons pour et contre. Honorius d’Autun, dans son Elucidarium, procède de cette manière. Guillaume de Champeaux et Anselme de Laon séparent les problèmes en articles, dont chacun pose une question précise ; mais ils renoncent souvent à résoudre par la raison des questions qui ne sont pas résolues par l’autorité : « Cela, disent-ils, doit être laissé au jugement de Dieu », ou bien : « Je n’ai lu nulle part d’une façon précise, si cela est vrai ». Pourtant cette forme des Sentences, qui sera celle des Sommes du XIIIe siècle, appelle, pour ainsi dire, l’argument rationnel. De fait, dans les livres des Sentences, issus de l’école d’Anselme de Laon, et qui contiennent un exposé systématique du dogme, on ajoute des déductions et des preuves rationnelles par exemple, dans l’un d’eux, une preuve de la Trinité que l’on considère au moins comme ayant la force de persuader (vis suasiva). L’importance historique de ces livres, c’est qu’ils précisent et rendent définitif un procédé qui, d’ailleurs, était lié depuis longtemps à la pensée philosophique : c’est celui de l’argumentation dialectique.Ainsi tandis que, chez les Chartrains, la philosophie donne une interprétation raisonnée du dogme, chez les sententiaires son rôle peut s’amenuiser jusqu’à fournir seulement des raisonnements corrects dont les prémisses sont empruntées aux autorités, ou s’enfler au contraire jusqu’à substituer des démonstrations rationnelles aux arguments d’autorité. Cette instabilité dans la conception des rapports de la foi et de la philosophie est rendue manifeste par la philosophie d’Abélard et ses controverses avec saint Bernard.
Philosophie du Moyen Age. E. Bréhier. 1949.